« L'homme se tenait debout devant sa glace, immobile, attentif au moindre signe extérieur : est-ce que cela se voyait ?
L'angoisse l'avait pris au réveil. Ces idées qui tournent dans la tête, sans aucune prise pour les contrôler. En fait, non ! C'est bien la veille que tout avait commencé. Une discussion banale devant un verre avec son vieux pote, Fred.

Fred, il les connaissait depuis longtemps, lui et ses idées un peu farfelues. Il voyait des complots partout.
- Mais c'est parce qu'il y en a partout, répétait-il immanquablement.
Cette fois pourtant, il était allé un peu plus loin dans ses élucubrations, observant son verre comme s'il allait en sortir un petit homme vert.
- Deux petites questions, reprit-il posément, après un moment de réflexion : d'abord, qu'est-ce qui caractérise un de ces fameux conspirationnistes, comme tu les appelles ? Je veux dire, quelle serait sa devise, par exemple ?

Petit moment de flottement avant une tentative maladroite de réponse à cette drôle de question.
- Une devise ? Euh... On nous cache des choses ?
- Précisément ! Exultait l'ami Fred. On pourrait même dire : l'état, les états nous cachent des choses. Partant de là, qu'est-ce qu'on pourrait dire du contraire du conspirationniste ?
- Ouh-la ! Je te vois venir toi : le contraire du conspirationniste, ce serait celui qui est convaincu qu'on ne nous cache rien, que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes.
- Encore gagné ! Tu es décidément en forme, ce soir. Alors maintenant, petite question subsidiaire, pour départager le gagnant, de toi ou de toi : comment est-ce que tu appellerais ce type convaincu de la parfaite transparence des états ? Pas de services secrets, ni d'opération du même nom, etc. Rien que la raison d'état ne puisse cacher à nos petits yeux candides. Tu aurais un nom pour ça, toi ?
- Tu crois pas que tu y vas un peu fort : tu voudrais arriver à me faire dire que, que... le salaud ! Qu'est-ce que tu veux que je réponde à ça ?
- Pas grand chose, ma foi. Quelle meilleure façon de régler la question que de montrer du doigt ces imbéciles de conspirationnistes qui voient le mal partout, mélangeant sans rien y connaître secrets d'états, diplomatie internationale... et sociétés secrètes et petits hommes verts.
- Tu veux parler d'intox, de manipulation des masses et de toutes ces salades, encore ?
La discussion reprenait de plus belle, mais le ton n'y était plus tout à fait. Plus la même conviction. Aucun des deux n'était dupe.

Tous conspirationnistes !
Tout serait affaire de dosage, finalement, entre simple lucidité et paranoïa. Ne pas l'être du tout reviendrait à regarder naïvement défiler le monde comme un manège enchanté.
Que faire ? Tenter de démêler cet inextricable jeu d'information et de désinformation entre tenants et détracteurs de toutes ces théories abracadabrantes, ou bien rester là, devant sa glace, à se poser des questions existentielles du genre : c'est vrai, là, ça se voit pas que je suis devenu... devenu... cons-pi-ra-tio-niste ? »